Derrière son masque fuchsia, Agil Kutamanyane, 30 ans, sourit et rit beaucoup. Quand elle présente les « tout petits vers » qu’elle étudie. Quand elle invite à les observer dans le microscope. Quand elle énumère leurs capacités vertigineuses. Elle a tellement envie de faire partager l’immense savoir-faire de ces vers mangeurs d’insectes capables de rivaliser avec les pesticides à base de produits chimiques…
« Une fois qu’on les connaît, c’est un peu comme des animaux de compagnie. Tous les matins, en arrivant au labo, j’ai hâte de voir ce qu’ils ont fait pendant la nuit », s’enthousiasme la jeune chercheuse ougandaise. Généralement, les nématodes entomopathogènes (NEP), de leur nom savant, se sont attelés à faire disparaître le corps de leurs victimes. Une fois qu’ils ont infecté un insecte par ses orifices naturels, ces puissants parasites tuent leur hôte en quarante-huit heures à l’aide d’une bactérie, avant de se nourrir de ses chairs et de s’y reproduire en masse. Le cadavre est consommé jusqu’à ce qu’il n’en reste plus trace.
Cette séquence, qui pourrait évoquer un film d’horreur, n’empêche pas Agil de trouver les NEP « vraiment cools ». Ces derniers ayant la capacité de débarrasser les exploitations des insectes indésirables sans risque pour l’environnement ni les hommes. Réfugiés sous terre, ils s’attaquent également aux espèces qui vivent dans le sol, difficiles à combattre à coup de produits chimiques, ainsi qu’aux ravageurs devenus résistants aux pesticides de l’agriculture conventionnelle. Et cette capacité parle à la scientifique, qui vient « du milieu agricole où le premier souci, ce sont les nuisibles ».
Retour en grâce
Connus depuis le XVIIe siècle, les NEP sont étudiés depuis les années 1930, même s’ils ont été négligés durant les décennies où l’espoir se focalisait sur les pesticides issus de l’industrie chimique. Désormais, face à la montée des préoccupations environnementales et sanitaires, ils connaissent un joli retour en grâce. L’un des enjeux actuels étant de faire le tri dans les plus de 20 000 espèces connues afin d’isoler les plus efficaces en fonction du nuisible ciblé. Ce que fait Agil Katumanyane dans son laboratoire, en travaillant sur le potentiel des différentes espèces face aux vers blancs qui s’attaquent aux exploitations forestières d’Afrique du Sud.
Si les NEP intéressent l’agriculture industrielle, leur potentiel ne s’arrête pas là, puisqu’ils répondent également au besoin des dizaines de millions de petits paysans qui cultivent des microparcelles dans le monde en développement, assure la chercheuse, qui a « toujours eu en tête » le milieu d’où elle vient. Née en dans les collines de l’ouest de l’Ouganda, Agil grandit sur la ferme familiale où son père cultive du café pendant que sa mère s’occupe des légumes ou des bananes qui finiront sur la table du foyer. Gamine, elle aide à arracher les mauvaises herbes, moissonner, entretenir les cultures… « En vérité, je passais surtout mon temps pendue aux basques de ma mère », résume-t-elle.
Au moment de choisir une orientation scolaire, elle a droit aux « conseils » de ses professeurs de sciences, « tous des hommes », qui lui suggèrent, comme aux autres filles, des études dans le domaine littéraire pendant que les garçons, eux, sont plus volontiers poussés vers les sciences. « C’est un peu triste », pense-t-elle alors, mais elle tient bon. Aussi loin qu’elle se souvienne, elle a toujours voulu travailler dans l’agriculture. Son diplôme secondaire en poche, la jeune femme s’envole pour le Costa Rica, où elle étudie les sciences de l’agriculture grâce à une bourse. Là, elle apprend l’espagnol et découvre, surtout, les nématodes entomopathogènes.
Des paysans en danger
Après quatre années au Costa Rica, Agil aurait pu poursuivre sa carrière à peu près n’importe où, mais elle choisit l’université de Stellenbosch, près du Cap, en Afrique du Sud, où s’est ouvert le premier département de nématologie du continent. Aujourd’hui, cette Jeune Talent 2021 du programme Pour les Femmes et la Science Afrique de la Fondation L’Oréal mène ses recherches doctorales à l’Institut de biotechnologie agricole et forestière de l’université de Pretoria. Revenir en Afrique était une évidence pour cette jeune femme « très attachée aux petits exploitants », qui estime que « le meilleur moyen de les aider, c’est de commencer par s’installer à proximité d’eux ». Un vœu qui lui devient plus cher encore après un stage en Ouganda, qui la marque particulièrement à cause des risques que prennent les paysans en manipulant des pesticides traditionnels.
« Les produits chimiques y sont de plus en plus populaires », regrette-t-elle, très consciente que « le problème, c’est que beaucoup de gens n’ont pas conscience de leurs dangers ». Faute d’entrepôt, les petits exploitants dorment souvent à quelques mètres de leurs stocks de pesticides. Les équipements de protection ? Trop chers, le plus souvent ; et « même ceux qui sont donnés restent au placard. C’est comme pour les masques contre le Covid-19, ils trouvent ça inconfortables et n’en voient pas l’utilité », détaille Agil. Les petits exploitants ont également tendance à surdoser les produits chimiques, croyant augmenter leur efficacité.
Agil Katumanyane pense aussi à l’avenir. La population africaine est amenée à exploser dans les décennies qui viennent, et avec elle, l’exploitation des terres sur le continent. « Si on veut nourrir tout le monde de manière soutenable, on doit essayer. Les NEP ont un potentiel énorme et ne font de mal à personne. »
Dossier réalisé en partenariat avec la Fondation L’Oréal.